Motivée par la croissance constante de ses profits économiques, l’industrie du tabac a réussi à exploiter les faiblesses des Etats Africains pour asseoir une forme de collaboration visant à légitimer ses activités sur le continent. Le premier indice d’ingérence réalisé en 2021 dans 14 pays d’Afrique a fait l’objet d’une conférence virtuelle internationale initiée par l’Alliance pour le contrôle du Tabac en Afrique et ses partenaires ce 27 octobre. Celle-ci dépeint par endroits des succès contre cette infiltration et en général un constat alarmant sur ses impacts.
Alors que l’industrie du tabac fait plus de 8 millions de morts tous les ans dans le monde et principalement dans les pays à revenu faible ou intermédiaire (PFI), elle réussit à influencer l’élaboration des politiques de santé publique et le développement économique de nombreux pays d’Afrique. Pourtant, la directive relative à l’article 5.3 de la Convention cadre de l’Organisation mondiale de la Santé pour la lutte antitabac (Cclat-Oms), a explicitement averti tous les pays du monde qu’« il y a conflit fondamentale et inconciliable entre les intérêts de l’industrie du tabac et ceux de la santé publique. »
Formulant son point de vue au lancement de l’indice d’ingérence de l’industrie du tabac en Afrique, Dr Adriana Blanco Marquizo du Secrétariat de la Cclat, a indiqué que l’industrie du tabac et ses alliés n’ont jamais relâché leurs efforts en vue de contourner les politiques visant à protéger la santé publique. Elle déplace son attention des pays développés dont les politiques règlementaires sont plus strictes vers les PFI dont le cadre réglementaire est plus faible, exploitant le manque de ressources des pays Africains, aggravé par la pandémie du Covid-19. En conséquence, ces pays sont du reste des pays qui enregistrent des avancées louables dans le cadre de la lutte anti-tabac dans le monde.
Etat des lieux de la situation en 2021
Plusieurs pays d’Afrique ne se sont pas approprié les recommandations de l’article 5.3 de la Cclat-Oms. Contrairement à l’Ouganda qui s’illustre par un success story, la Zambie, la Tanzanie et l’Afrique du Sud affichent un niveau d’ingérence des plus inquiétants avec respectivement 78, 73 et 64 points. Dans le même temps, l’Ethiopie a chuté de 17% dans le classement par rapport à 2020, alors que le Ghana aborde une évolution encourageante. L’industrie du tabac a accru les interactions avec les gouvernements affaiblis par la pandémie sur fond de Responsabilité Sociale des Entreprises (Rse). Elle a interféré dans l’élaboration des politiques de santé et économique de la Zambie, de la Tanzanie et du Nigéria. L’indice d’ingérence indique également que malgré les procédures mises en place par les pays pour amener les fonctionnaires à rendre compte de toutes les réunions avec l’industrie du tabac, on note un manque de transparence plus particulièrement en Zambie, au Sénégal, au Mozambique et en Côte d’Ivoire.
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Et 5 des 14 pays concernés par l’étude ont accordé des facilités à l’industrie du tabac sous forme de retards dans l’augmentation des taxes ou des allègements fiscaux, de l’« acceptation » des activités de parrainage et de promotion de l’industrie du tabac. Quand bien même ils sont inutiles pour leurs économies, les gouvernements continuent d’entretenir des partenariats d’affaires avec l’industrie du tabac, notamment dans les domaines commercial, social, économique et juridique.
« L’industrie du tabac a infiltré le gouvernement assez facilement. Elle offre des services sous prétextes de responsabilité sociale des entreprises, elle a construit des centre de santé, apporte du matériels éducatifs pour les écoles et participe activement dans les institutions économiques. L’industrie du tabac fait partie de l’association des commerçants du pays », explique Joaquim Matavel, Point focal de la lutte anti-tabac au Mozambique lors du panel de discussion. On assiste dans certains pays à des scénarios faisant état d’un conflit d’intérêt avec des fonctionnaires anciens ou actuels qui occupent des postes dans l’industrie du tabac et vice versa. Ceci dans un contexte général de manque d’encadrement règlementaire et de traçabilité desdites interactions, de même que le manque d’outils de vulgarisation de celles-ci.
S’émanciper de l’ingérence de l’industrie du tabac
Les participants au lancement sont du même avis sur l’urgence d’éradiquer cette ingérence et de permettre aux pays enlisés de s’affranchir de cette collaboration toxique en suivant l’exemple de l’Ouganda. Selon Dr Hafsa Lukwata, Point focal de la lutte anti-tabac en Ouganda, le pays a assis toute sa stratégie de lutte contre l’infiltration de l’industrie du tabac dans les affaires de l’Etat sur l’article 5.3 du Cclat. Il stipule qu’« en définissant et en appliquant leur politiques de santé publique en matière de lutte antitabac, les parties veillent à ce que ces politiques ne soient pas influencés par les intérêts commerciaux et autres de l’industrie du tabac, conformément à la législation nationale. » C’est ainsi dire qu’en application de cet article, les gouvernements doivent faire preuve d’une volonté manifeste traduite par un encadrement juridique et réglementaire spécifique. Car, comme le souligne Mwéné Nsueluke, représentant du ministre Zambien de la santé, au lancement : « c’est la responsabilité des gouvernements de protéger leurs citoyens au-delà de cette ingérence. »
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Par ailleurs, l’indice d’ingérence de l’industrie du tabac explicite cet article à travers une dizaine de recommandations. Il invite les gouvernements à exclure des normes qui consacrent la RSE, tout acteur de l’industrie du tabac à tous les niveaux du secteur de la santé. Il exhorte les gouvernements à prescrire la transparence en divulguant toute documentation ou communication relative aux interactions avec l’industrie et recommande que tous les organismes de la société civile fassent de même. Afin de protéger leurs efforts de lutte, les pays de la région concernés par l’indice sont appelés à ratifier le Protocole pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac et à renforcer la sensibilisation. L’indice d’ingérence de l’industrie du tabac met également l’accent sur la nécessité pour les Etats d’adopter un code de conduite régissant les interactions avec l’industrie du tabac et de faire appliquer leurs lois antitabac.
Michaël Tchokpodo